30

 

Pitt se recula contre une cloison et, hébété, regarda la salle des machines vomir un chapelet de cadavres et débris divers qui dérivèrent jusqu’au plafond où ils restèrent collés dans des postures grotesques comme autant de ballons obscènes. Les corps étaient gonflés mais pas encore décomposés. Leurs yeux exorbités, vides, étaient fixés sur le néant tandis que leurs cheveux ondulaient, pareils à des algues fantomatiques.

Le directeur des projets spéciaux de la N.U.M.A. se prépara à la tâche répugnante qui l’attendait. Luttant contre la nausée et l’épouvante, il se glissa par l’écoutille.

La salle des machines était un véritable charnier. Les cadavres flottaient au milieu d’un enchevêtrement de draps, de vêtements s’échappant de valises entrouvertes et d’objets hétéroclites. C’était une scène d’horreur qu’aucun cinéaste n’aurait seulement imaginée.

La plupart des corps étaient en uniforme blanc des gardes-côtes, ce qui ajoutait encore une touche macabre au tableau. D’autres étaient en combinaison, mais aucun ne semblait porter de traces de coups ou de blessures.

Pitt demeura à peine deux minutes dans cet enfer. Il tressaillit lorsqu’une main exsangue l’effleura. Il retint à grand-peine un hurlement quand un visage livide passa à quelques centimètres de son masque. Il aurait pu jurer que tous ces morts le regardaient comme pour le supplier d’accomplir quelque chose qu’il n’était pas en son pouvoir d’accomplir. L’un était habillé différemment des autres avec un pull et un imperméable. Pitt lui fouilla rapidement les poches.

Il en avait assez vu pour avoir des cauchemars tout le restant de son existence. Il se propulsa vers l’échelle et échappa enfin à cette abomination. Un peu remis du choc, il vérifia son indicateur d’air. Il ne fallait plus tarder maintenant. Il trouva son adjoint en train d’explorer un magasin de vivres et lui fit signe du pouce de remonter. Giordino hocha la tête et s’engagea dans une coursive débouchant sur le pont supérieur.

Pitt éprouva un immense soulagement en voyant le yacht s’éloigner sous lui. Ils n’avaient plus le temps de chercher la corde reliée à la bouée et ils se dirigèrent en suivant les bulles d’air. L’eau prit bientôt une teinte vert plombé et ils émergèrent à une cinquantaine de mètres en aval de l’Hoki Jamoki. Les hommes d’équipage les repérèrent aussitôt et se mirent à haler le filin de sécurité. Sandecker plaça ses mains en porte-voix et cria :

« Accrochez-vous, on va vous tirer. »

Pitt agita le bras, soulagé de n’avoir plus qu’à se laisser traîner. Quelques minutes plus tard, Giordino et lui étaient hissés à bord du vieux bateau.

« C’est bien l’Eagle ? » demanda l’amiral sans dissimuler son appréhension.

Pitt hésita un instant, se débarrassa de ses bouteilles et finit par répondre :

« Oui, c’est bien l’Eagle. »

Sandecker ne put se résoudre à aborder directement la question qui le hantait. Il biaisa :

« Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ?

— La coque est intacte. Le yacht est resté debout, la quille enfoncée dans près de 1 mètre de vase.

— Aucun signe de vie ?

— Rien de l’extérieur. »

Il était évident que Pitt n’était pas disposé à fournir de lui-même des précisions. Il était étrangement pâle sous son bronzage.

« Vous avez pu voir à l’intérieur ? demanda l’amiral.

— Il fait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit.

— Nom de Dieu, cessez de tourner autour du pot !

— Puisque vous me le demandez si gentiment, je peux vous dire qu’il y a autant de cadavres dans ce yacht que dans un cimetière. Empilés jusqu’au plafond dans la salle des machines. J’en ai compté vingt et un.

— Mon Dieu ! s’exclama Sandecker, bouleversé. Vous les avez identifiés ?

— Il y avait treize hommes d’équipage. Les autres étaient des civils.

— Huit civils ? »

L’amiral était livide.

« D’après leurs vêtements, oui. Ils n’étaient pas en condition d’être interrogés.

— Huit civils, répéta Sandecker. Et aucun d’eux ne vous a semblé familier ?

— Je crois que même leurs propres mères n’auraient pas pu les reconnaître. Pourquoi ? J’étais censé les avoir déjà rencontrés ? »

L’amiral secoua la tête :

« Je ne peux rien vous dire. »

Pitt n’avait jamais vu le patron de la N.U.M.A. dans un tel état. Il paraissait effondré et ses yeux vifs, intelligents étaient comme recouverts d’un voile. Il déclara alors, guettant la réaction de Sandecker :

« Si je devais risquer une opinion, je dirais qu’on a assassiné la moitié du personnel de l’ambassade chinoise.

— Chinoise ? (Le regard de l’amiral s’anima à nouveau.) Qu’est-ce que vous racontez ?

— Sept des huit civils étaient des Asiatiques.

— Vous êtes sûr ? demanda Sandecker, reprenant espoir. Avec une visibilité aussi réduite...

— La visibilité était de 3 mètres. Et je suis tout à fait capable de faire la différence entre la forme de l’œil d’un Caucasien et celle d’un Asiatique.

— Merci, mon Dieu, murmura l’amiral avec un soupir de soulagement.

— Si vous daigniez enfin me dire ce que vous vous attendiez à ce que nous trouvions en bas ? »

L’expression de Sandecker s’adoucit.

« Je sais que je vous dois une explication, fit-il. Mais je n’ai pas le droit de vous la fournir. Il y a certains événements qu’il est préférable de taire.

— J’ai mon propre objectif à poursuivre, répliqua Pitt d’un ton glacial. Cette histoire ne m’intéresse pas.

— Je sais. Julie Mendoza. Je comprends. »

Pitt tira un objet de la manche de sa combinaison.

« Tenez, j’ai failli oublier. J’ai trouvé ça sur l’un des cadavres.

— Qu’est-ce que c’est ? »

C’était un portefeuille gorgé d’eau. A l’intérieur, il y avait une carte d’identité avec une photo et un badge en forme de bouclier.

« Les papiers d’un agent des Services secrets. Il s’appelait Brock, Lyle Brock. »

Le directeur de la N.U.M.A. prit le portefeuille puis, consultant sa montre, déclara :

« Il faut que je contacte Sam Emmett au F.B.I. L’affaire le regarde maintenant.

— Vous croyez vraiment, amiral ? Vous savez bien qu’on fera appel à nous pour renflouer l’Eagle.

— Vous avez raison, admit Sandecker avec lassitude. Vous êtes déchargé de cette mission. Faites ce que vous avez à faire. Je demanderai à Giordino de diriger l’opération. »

Il se retourna et pénétra dans la timonerie pour décrocher le radiotéléphone.

Pitt contempla un long moment les eaux glauques du fleuve, revivant l’horrible spectacle de la salle des machines de l’Eagle. Le vers d’un vieux poème lui revint à l’esprit : « Un bateau fantôme, avec un équipage fantôme, sans nulle place où aller. »

Puis, comme s’il venait de tirer un rideau, il reporta ses pensées sur le Pilottown.

Sur la rive orientale du Potomac, dissimulé parmi les arbres, un homme en tenue de camouflage colla son œil au viseur d’une caméra vidéo. L’atmosphère était lourde et humide ; le soleil tapait dur. Négligeant la sueur qui ruisselait sur son visage, il continuait à filmer en gros plans grâce au téléobjectif. Le buste de Pitt vint s’encadrer dans le viseur. L’homme, alors, fit un panoramique sur tout le bateau de pêche, s’attardant un instant sur chacun des membres de l’équipe.

Environ une demi-heure après la remontée des plongeurs, une petite flotte de garde-côtes vint entourer l’Hoki Jawoki. Un mât de charge installé sur l’un des bateaux souleva une imposante bouée rouge munie d’un feu clignotant et la déposa à la surface au-dessus de l’épave de l’Eagle.

Lorsque les piles de sa caméra furent à plat, l’inconnu rangea soigneusement son matériel et s’éloigna dans le crépuscule qui tombait.

 

Panique à la Maison-Blanche
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